dimanche 2 septembre 2012

10. Lieux du corps humain


Le journal Le Monde, dans son édition des 14 et 15 mars 2010 a publié une excellente tribune d'opinion écrite par Messieurs Giordan, Sicard et Michel, tous trois universitaires reconnus. Ce texte m'a semblé poser enfin le problème du corps "vécu" dans notre pays, mais sa conclusion et son appel à créer un "lieu du corps humain" dans notre pays sous l'égide du Musée de l'Homme, du Palais de la découverte et de la Cité des sciences, une réponse bien maigre à un problème qui relève et relèvera de plus en plus de la santé publique, tant le coût de l'ignorance se fait sentir sur les budgets sociaux.
Je me suis donc senti autorisé à écrire une réponse qui vaut ce qu'elle vaut. j'ai cru pouvoir user de mon sens aigu de la citoyenneté. J'ai écrit. j'ai faxé mon texte à la rédaction du journal lundi 15 mars après-midi. J'attends depuis un signe de vie. Ah! Que ne suis-je moi aussi, universitaire estampillé! La parole autodidacte en notre beau pays fervent de "l'excellence" et des mots dexperts n'a pas sa place sous nos cieux. On s'étonnera alors que le "peuple d'en bas" finisse par se détounrer, pour la plus grande satisfaction de nos apprentis dictateurs, de ses plus simples devoirs de citoyens!
Il reste donc ce lieu peu visté pour vous soumettre cette réflexion. Je vous met ci-après le texte de nos doctes professeurs et la réponse que le journal Le Monde ne publiera sans doute jamais. Il n'est bon bec que de Paris, rien de changé depuis Villon, et, à moins d'être introduit dans le cercle des divinités qui font la pluie et le beau temps sur ce territoire, on ne mérite que silence méprisant...
Voici donc le texte publié dans le journal :
Et voici la réponse que vous ne trouverez qu'ici :
Les lieux du corps humain, en France, existent, mais ils sont ignorés
(Remarques à propos de l’opinion de Messieurs Giordan, Sicard et Michel, publiée dans Le Monde du 13 mars 2010)
Par Xavier Lainé*
Le constat est sans faille et nous devons en remercier Messieurs Giordan, Sicard et Michel qui semblent découvrir le traitement assez méprisant en lequel ce véhicule qui est le nôtre et avec lequel nous devons négocier pour demeurer en vie la plus saine possible, le plus longtemps possible est abordé.
Il me prend assez souvent de proposer cette image : chaque dimanche, combien de nos compatriotes passent un temps inouï à récurer, brosser, réparer la carrosserie et la mécanique de leurs voitures, de leur jardin, de leur domicile ? Combien d’entre eux trouvent dans ces tâches infiniment répétées, un palliatif à l’ennui souverain d’un âpre travail dans lequel ils se sentent parfaitement méprisés ? Les voilà qui s’agitent à entretenir les éléments extérieurs à eux-mêmes, sans même un œil pour leur propre fonctionnement.
Les voilà qui entretiennent mieux leur voiture que leur corps, pourtant indispensable à leur maintien en bonne santé, outil de l’ensemble de leurs activités. Il ne viendra pas à l’idée d’un maçon de ne pas nettoyer ses instruments avant de quitter son chantier. Mais à voir les mains de celui-ci quand il arrive chez le kinésithérapeute en se plaignant d’avoir le dos brisé, on reste dubitatif quand à ces deux outils, vulgairement délaissés comme deux appendices dont il n’y aurait aucun soin à prendre…
Je pourrais à l’envie citer ici cette longue litanie, en trente années d’exercice qui m’ont conduit à changer mon fusil d’épaule, mais surtout à dresser le même constat que Giordan, Sicard et Michel.
Oui, nous assistons, malgré les progrès de la science, de la médecine et de la technologie à une formidable régression sur le plan humain de la perception de soi sous cet angle devenu le pré carré des marchands et des fabricants de la mode : notre propre corps…
Cette ignorance est le résultat de ce que nos trois universitaires mentionnent, d’une stratégie du déni corporel instituée depuis des années. La question du corps n’est abordée que par fraction :
« corps machine » de la biologie dont l’enseignement range les rouages et les mécanismes à la nécessité d’une maîtrise dont on n’ose encore dire qu’elle doit dompter le démon qui l’anime, les croyances d’autrefois étant avantageusement remplacé par une approche strictement pyramidale des grandes fonctions organiques sous l’égide d’une cerveau réduit à son anatomie et à sa physiologie sous la police de gènes dont il nous faudrait considérer la toute puissance absolue ; - corps physique, modelé par une éducation physique agonisante, remplacée par l’esprit de compétition sportive, l’approche d’un corps assujetti aux canons de l’esthétique musculaire ;
corps plastique dont l’image est généreusement véhiculée à travers les magazines, le cinéma, les émissions de variété : hors des standards et des critères de beauté imposés par les marchands et fabricants de cosmétiques, de machine à « body-builder », de coaching corporels, point de salut !
On mène la « machine » jusqu’à l’extrême, le nec plus ultra résidant, pour se persuader d’avoir encore une existence sensorielle, de se jeter du haut d’un pont au bout d’un élastique… Les médias sont très prompt à nous vanter les mérites de ces sportifs de l’extrême dont l’art consiste à revenir vivant d’expéditions où ils se mettent en danger, sans préciser que ceux-là bénéficient souvent d’entraînements attentionnés parrainés par des groupes qui, par ailleurs fabriquent les pommades et onguents nécessaire à colmater les brèches, réparer les fissures, effacer les bleus et contusions…
On ne connaît donc nos corps, comme l’affirment nos universitaires, qu’une fois l’objet brisé, à l’occasion d’une pathologie dont les ferments ont été semés, bien en amont du problème, sans que nul ne s’en offusque… L’hôpital lui-même en arrive à ce paradoxe de devoir développer des technologies toujours plus avancées, parfois sans même concevoir les êtres humains qui l’assaillent, autrement que comme des numéros, des mécaniques à réparer et qu’on renvoie sans autre questionnement à leurs joyeuses habitudes, tout en convoquant de sempiternelles réunions sur la qualité des soins et les moyens d’humaniser des structures d’où l’humain a fui, puisque les patients eux-mêmes ne sont pas persuadés d’exister autrement qu’à l’état de bielles, siphons, transmissions dont l’organisation maudite leur fait brutalement défaut.
Le constat est donc juste, le questionnement pertinent : « A quel moment prend-on vraiment en compte le corps ressenti ou désirant des élèves ? » Jamais…
Car : « Le corps, dans la culture française, reste […] un impensé. On exige de lui toutes les performances imaginables dans les carences et les excès. On s’en préoccupe seulement quand l’accident ou la maladie arrive. Alors que la recherche médicale progresse, l’accompagnement clinique du corps des patients n’est pas toujours à la hauteur. On traite une pathologie, le plus souvent un organe… »
Et de proposer des axes de réflexions, tous aussi pertinents les uns que les autres, toutes basées sur une exploration en matière d’éducation du corps :
« l’apprivoisement de son corps » : acceptation de ses sensations, émotions, désirs passant par leur reconnaissance, puis la gestion de ces ressentis par une meilleure connaissance de l’ « intérieur » - La « mise en perspective de l’imaginaire social entre « être un corps » et « avoir un corps » » : nécessité pour ce faire de conjuguer et tisser les apports des différentes disciplines pour « resituer le corps, son propre corps ».
On ne peut qu’applaudir à ceci : « Le croisement de ces approches permet de mettre en tension « l’ordre » scientifique et les dimensions « symboliques », « humanistes ». Elle peut relever le défi d’une interprétation plus respectueuse de la complexité de l’humain. »
Bravo, le constat, pour amer qu’il soit n’en n’est pas moins pertinent. Mais où tout ceci nous mène ? A une reconnaissance implicite, une porte ouverte aux recherches transdisciplinaires capables de mettre en évidence l’apport de ces « lieux du corps humain » où des pionniers explorent une connaissance de soi fondée sur les arts martiaux orientaux, la méditation, les méthodes éprouvées qui relèvent de ce qu’au Québec, avec un DESS approprié, on nomme l’éducation somatique ?
Pas du tout. Toute cette belle théorie est une invitation à mettre le corps au musée, sous l’égide du Musée de l’homme, du Palais de la découverte et de la Cité des sciences !
On peut effectivement noter qu’en France, un tel lieu n’existe point comme à Londres, aux Pays-Bas, à Dresde. On peut même le regretter.
Mais il nous faut aussi constater que les praticiens (soignants en particulier) français qui s’aventurent sur ces terrains laissés en friche, pour le plus grand bonheur de leurs « patients », ou « élèves » (comment appeler ces personnes désespérées de n’être jamais prises en compte pour ce qu’elles sont, fuyant les aspect mécanistes de la techno-science médicale ?), sont en bute, au sein, par exemple, de l’ordre tout nouveau des kinésithérapeutes, mais aussi eu égard à la prise en charge de leurs compétences dans le cadre de soins prescrits et remboursés, à des mises en demeure d’arrêter leurs recherches au motif de la « non scientificité » de leur travail.
De ce seul fait, les « lieux du corps » existent et se multiplient, en France, mais réduits à la marge, y compris quand les « techniques » pour aborder le corps conscient sont enseignées par des universitaires.
Le refus de se pencher sur les pratiques du corps orientales, sur celle, développées en occident par Matthias Alexander, Gerda Alexander ou Moshe Feldenkrais pour ne citer qu’eux, de la part d’une frange académique ayant déserté depuis longtemps toute pensée du corps autre que morcelé, éparpillé, séparé, renvoie ces lieux du corps à être des clandestins, soumis à de sempiternelles suspicion de la part du corps médical et soignant, comme de la part des institutions administratives. Dès lors que l’on s’occupe de réconcilier l’humain avec cette partie essentielle de lui-même, on est suspecté de déviance en ce pays…
Alors, créer un lieu du corps, à Paris ou ailleurs ? Oui, peut-être, à condition que ce lieu ne soit pas un musée de plus où les citoyens pourront satisfaire leur seule curiosité intellectuelle, mais aussi faire l’expérience de ce que change pour eux la pratique d’un corps habité, vécu, ressenti. Un lieu de rencontre entre les sciences, les philosophies, les psychologies ou psychanalyses et les pratiques nécessairement empiriques qui se sont développées depuis le début du XXème siècle serait effectivement le bienvenu s’il se transformait en vecteur de compréhension et de recherche au service de ces pratiques aujourd’hui considérées avec condescendance dans les domaines de la santé, de la prévention, de l’enseignement, de la création et de la recherche…
Pour ma part, je considère l’opinion émise par Giordan, Sicard et Michel comme une porte entrouverte, un message d’espoir dans un pays profondément enfoncé dans ses certitudes étroites. Si chacun d’entre nous entrait en relation avec ce qu’il est vraiment sur le plan de son organisation corporelle, ce serait l’occasion de découvrir que toute affirmation de vérité ne trouve aucun fondement, mais que sa recherche, elle, est tissée au sein même de nos os, de nos muscles, de nos nerfs et de notre brillant système nerveux qu’il faut alors entendre, non comme cette masse gélatineuse qui occupe le sommet de nos individus mais comme un formidable outil au service de notre vie relationnelle, dans l’environnement qui est le nôtre, riche de ce qu’il perçoit de la vie qu’il contribue à animer au plus profond de nos chairs.
Manosque, le 14 mars 2010
* Xavier Lainé est écrivain, membre de la SGDL et de la SACD, Kinésithérapeute Diplômé d’état, membre du syndicat Alizé, Praticien Feldenkrais certifié, membre de l’Association Feldenkrais France.

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